Bio
Simon Bréan est maître de conférences en littérature française des XXe et XXIe siècles de la faculté des lettres de Sorbonne Université, membre du CELLF (UMR 8599). Il est spécialiste de littérature de science-fiction française (La Science-fiction en France, Théorie et histoire d’une littérature, Paris, PUPS, « Lettres Françaises », 2012), ainsi que de littérature d’anticipation (programme ANR Anticipation, dirigé par Claire Barel- Moisan) . Il étudie les apports de ces littératures à la théorie de la fiction, en particulier sur la question des artefacts science- fictionnels : « En quête d’une vérité oblique : les œuvres de Pierre Bordage au miroir de leurs artefacts mythographiques », (ReS Futurae, 2019) ; « Vers une immersion participative : étude comparée d’artefacts fictionnels en littérature, au cinéma et dans le jeu vidéo » (Cahiers de narratologie, 2020). Il est également membre du conseil d’administration de la SELF XX- XXI, rédacteur en chef de la revue Elfe XX- XXI, et membre du comité de rédaction de la revue ReS Futurae, consacrée à l’étude de la littérature de science-fiction.
Communication
Abstract
Dès lors qu’elle est anthropomorphisée dans la fiction, et donc identifiable à un agent spécifique plutôt qu’à une masse de processus invisibles, la représentation de l’Intelligence Artificielle se singularise notamment par des choix d’assignation de genre. La question de l’intelligence et de la conscience croise alors les faisceaux de représentations associés auxpôlesféminin et masculin. Dans l’histoire de la science-fiction, les versions masculines de robots et d’ordinateurs autonomes prolongent le plus souvent des variantes du mythe du Golem, ou du complexede Frankenstein –la créature violente et prédatrice échappant à son créateur –tandis que les versions féminines renvoient à un complexe de Pygmalion, suscitant désir et intrigues amoureuses (qu’on songe à L’Ève futurede Barbey d’Aurevilly ou au Metropolisde Fritz Lang). Il n’est pas surprenant de constater que, dans presque toutes les configurations antérieures aux années 1990, le choix du masculin pour caractériser une intelligence artificielle est destiné à connoter soit une sage neutralité, soit une volonté de puissance, tandis que le féminin renvoie à un caractère maternel ou sensuel, et le cas échéant àune émotivité «hystérique».
Il ne s’agira pas tant ici de cartographier l’histoire de cette répartition longtemps impensée, maisplutôtde repérer ce que son évolutionlors de lapériode contemporaine signalecomme dynamique apparemment paradoxale: le recours à lafiguration ambiguë d’une fragilité masquant ou atténuant une force susceptible d’effrayer,ou du moins de susciter un sentiment d’impuissance chez les humains. Tout se passe comme si le recours au féminin –tout en continuer de jouerdes éléments d’attraction et des ressorts de projection empathique usuels –constituait un point d’accès métaphorique à la réflexion sur l’émergence d’une conscience et d’une puissance attribuables à l’IA: «la femme»comme symbole de l’«IA émergente», avec cet avantage de présenter un visage moins inquiétant pour un public humain: emploi stratégique d’une modalité de caractérisation destiné à jouer d’un effet de familiarité pour acclimater le novum–la disruption cognitive introduite en science-fiction.
À cet égard, la question du genre éclaire autant la problématique de l’Intelligence Artificielle, qu’en retour la question de l’IA la problématique du genre, en les associant dans une même démarche de mise en perspective de l’«enpowerment»: comment représenter en fiction, et de là comment penser, l’émergence d’une force à partir d’une apparente faiblesse; et comment la rendre acceptable –aussi bien plausible que valable axiologiquement –aux yeux des lecteurset spectateurs?
L’objectif principal de cette communication sera d’interroger ce que l’assignation d’un genre féminin aux personnages d’IA fait aux représentations de l’Intelligence Artificielle, à la fois en termes d’amorces narratives et de possibilités de caractérisation, pour déterminer la portée exacte de l’enpowerment que ces fictions proposent. Pour cela, nous procèderons en deux temps, en proposant d’abord l’examen des principaux ressorts employés pour composer des personnages à la fois fragiles et forts dans les fictions contemporaines, puis en suivant le fil singulier de la caractérisation d’une Intelligence Artificielle dans la série des «Futurs Mystères de Paris» de Roland C. Wagner (1996-2006), étude de cas de la trajectoire de Gloira, une «aya» suffragette et anticapitaliste, dont la «féminité» est d’emblée le signe d’une force de revendication politique(dans un cadre en partie humoristique). L’examen suivi de cet exemple servira ainsi de contrepoint pour remettre en perspective les ambiguïtés des traitements actuels de l’IA «féminine».