Bio
Valérie Beaudouin est chercheuse en sciences sociales à Télécom Paris. Elle a conçu dans les années 1990 avec François Yvon, le métromètre, une machine pour analyser automatiquement les vers (Mètre et rythmes du vers classique - Corneille et Racine, Paris, Slatkine - Champion, 2002). Elle s’est ensuite spécialisée dans l’analyse des usages d’internet et des formes d’appropriation du numérique, en accordant une place centrale à la question de l’écriture et à celle des collectifs: ( avec Velkovska J., « Constitution d’un espace de communication sur Internet (Forums, pages personnelles, courrier électronique...) », Réseaux, vol. 17, n°97, pp. 121- 177, 1999; « De la publication à la conversation. Lecture et écriture électroniques. », Réseaux, vol. Vol. 20, n°116, pp. 199- 2 25, 2002.
Elle a exploré le réseau des écrivains numériques ( « Trajectoires et réseau des écrivains sur le Web. Construction de la notoriété et du marché », Réseaux, vol. 30, n°175, pp. 107- 144, 2012), la critique amateur en ligne (avec D Pasquier et T Legon, Moi je lui donne 5 sur 5, Les paradoxes de la critique amateur), les nouvelles formes de la construction d’une mémoire collective (Beaudouin V., Chevallier P. et Maurel L. ( 2018), Le web français de la Grande Guerre. Réseaux amateurs et institutionnels, Presses Universitaires de Paris Nanterre). Membre de l’Oulipo, elle explore les liens entre littérature et machine.
Communication
Abstract
En 1985, Jacques Jouet et Jacques Bertin concevaient la Bibliothèque impossible, toujours visible au 121, rue Raymond Losserand, à Paris: elle comprend cinquante livres qui n’ont d’existence que dans les livres. Des romans, des essais, des poèmes écrits par des personnages de roman.
Dans le même esprit, je constitue la bibliothèque des machines impossibles: des machines qui génèrent ou lisent des textes, des machines autrices ou lectrices, qui n’ont d’existence que fictionnelle.
L’intérêt des expérimentations en génération automatique de texte résidepour moibien davantage dans le processus que dans les résultats. Il n’est pas étonnant que ces machines génératrices soient devenues des acteurs non-humains de premier plan au sein de certains romans et nouvelles.
Gulliver à l’Académie centrale de Lagato découvre une machine combinatoire, activée par des humains qui permet de produire des phrases, soigneusement recueillies et mises en livre. Primo Levi dans Le Versificateur met en scène une machine qui produit de la poésie et qui se révèle être le narrateur du texte que le lecteur tient entre ses mains. Dans Si une nuit d’hiver un voyageur, Flannery, romancier, découvre qu’une entreprise japonaise a trouvé la formule de ses romans et produit des livres qu’aucun critique ne pourrait identifier comme des faux. La machine à poésie de H Nearing Jr., offensée, se suicide... Les exemples sont nombreux, en particulier dans le genre de la science fiction, mais il paraît envisageable de constituer un corpus exhaustif (Français, Anglais, Espagnol). L’examen de la douzaine de textes déjà identifiés permet de poser certaines hypothèses.
Chacune de ces machines s’inscrit dans un tissu de relations qui impliquent la machine, les inventeurs, les utilisateurs, les textes générés. Chaque exemple met en scèe le processus d’innovation et les jeux de relations entre les acteurs. En particulier, il est frappant de voir la mise en scène de la succession des versions de la machine comme résultat des interactions entre les acteurs: renouveler le lien marchand, améliorer le produit pour répondre à la demande...La théorie de l’acteur-réseau offre ici un bon cadre de lecture (Akrich, Callon, Latour, Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Presses des Mines, 2006).
Ces machines autrices ne sont pas des objets décoratifs, «effet de réel», elles sont un acteur à part entière, voire le personnage principalde la narration. Il est frappant de voirqueces représentations, loin d’être virtuelles, donnent à voir une machine qui occupe l’espace, qui fait du bruit. La machine prend corps dans le texte. Ces acteurs non-humains interagissent avec les humains et posent la question de la relation entre l’homme et la machine, autour de la tension entre remplacement ou coopération.
Les récits mettent en scène des controverses et des paniques morales qui sont à nouveau d’actualité avec le retour de l’intelligence artificielle sur le devant de la scène: l’autonomie des machines qui rend l’homme obsolète (et qui fait écho à la peur de la disparition des métiers, y compris celui d’écrivain), le caractère «boite noire» des algorithmes (la machine indéchiffrable), la question de la relation affective entre humain et être artificiel, celle de l’auteur et de la responsabilité. Ces récits sont le plus souvent porteurs d’une vision dystopique.Autrement dit, à travers le prisme de ces textes où agissent des machines autrices, nous voyons se renouveler les questions de société que pose l’intelligence artificielle.