Barnabé Sauvage

«Que faire avec les machines dans le domaine du symbolique?»Cette question ouverte par la littérature assistée par ordinateur et leshumanités numériques depuis les années 1960 s’est vue redéployée à nouveaux fraispar le tournant visuel de l’intelligence artificielle. Celle-ci, depuis 2012 et le développement desméthodes d’apprentissage profond, n’est en effet plus seulement utilisée pour l’analyse et la reconnaissance de structures mais également pour ladénomination automatisée des objets en langage naturel, et plusrécemment enfin pour la génération de formes visuelles sur des processeurs graphiques (Mario Klingemann, Hito Steyerl ou Gregory Chatonsky). Si la notion de générativité travaillée parcesartistes contemporains n’est pas neuve, et traverse l’histoire de la littérature expérimentale, il est notable que son rapport avec l’expérience visuelle ait été décisive au XXème siècle, singulièrement dans l’œuvre d’Alain Robbe-Grillet.

Dans “Parallel Methods in Writing and Visual Arts”, David Leach présente les projets collectifs que l’auteur français a mené avec des artistes visuels(Rauschenberg, Delvaux, Magritte)comme une mise en œuvre de la notion de générativité. Poursuivant ces traductions multiples du texte à l’image,les expérimentationsde Robbe-Grillet annoncent les méthodesrécentes de l’apprentissage machine par les moyens de l’analyse de corpus textuels –qui construisent les ontologies utiles à la vision machinique à partir des correspondances texte-image indexéessur les moteurs de rechercheInternet et non plus de la programmation manuelle. Son roman de 1981, Djinn. Un trou rouge entre les pavés disjoints–partageant avec deux autres romans policiers métaphysiques (Cosmos de Witold Gombrowicz et Pattern Recognition de William Gibson) l’exploration du phénomène de l’apophénie(«perception spontanée de connexions et de sens dans des éléments disparates»)–pourraitalorsêtre envisagé commeune poursuitefictionnelle de la notion d’apprentissage machine, développant via les enjeux figuratifs du texte les pratiques artistiquesdegénérativité linguistique et visuelle.

Ce roman, écrit sur commande pour servir de support d’apprentissage du français à une classe d’élèves américain.es, adopte la contrainte d’une introduction progressive, au fil des chapitres, de la complexité grammaticale –notamment via la découverte graduelles des tiroirs verbaux. Appartenant au genre de l’enquête policière, dans laquelle le protagoniste Simon Lecoeur pénètre une société secrèterévolutionnaireen lutte contre le machinisme rampant des sociétés capitalistes, le roman adopte progressivement une direction fantastique à mesure que la fiabilité du narrateurest remise en question. / Vivant, comme le sous-titre de l’œuvre le suggère, une expérience du Temps comparable à celle du narrateur proustien, Simon assiste à la fin du roman à une recomposition totale du tableau constitué par son enquête, à mesure que les figures du texte (comme les personnages rencontrés, leurs noms, ou certains objets visuels)sont redisposés pour former une autre fiction. Celle-ci–suggère le dernier chapitre,sans toutefois nous en convaincre –pourrait n’être que la réalité à partir de laquelle l’imaginationdu narrateur (par condensation et déplacement)aurait composé sa propre fiction. Àde nombreux égards (linguistiques, thématiques, formelset visuels), cette fiction constituerait ainsi un modèle littéraire de l’apprentissagemachine, thématisant l’invention par l’œuvre elle-même d’une «fictionvirtuelle»(Alexandra Saemmer3), ou la naissance d’une «imagination artificielle» (Grégory Chatonsky).

Ma proposition s’attache ainsi à développer les implications ouvertes par ce roman de Robbe-Grillet, tout en s’autorisant quelques débords sur d’autres œuvre suscitées par l’auteur: Grégory Chatonsky proposant en 2002 d’actualiser le Projet pour une révolution à New-York (1970) du nouveau romancier en une œuvre algorithmique intitulée La révolution à New York a eu lieu, catastrophe new-yorkaise du 11-Septembre autour de laquelle gravite le roman de Gibson Pattern Recognition (2003), et que métaphorise la courte vidéo générée elle aussi par algorithme de deux artistes français, intitulée d’après le poème de Gregory Corso b0mb (2018).Ce réseaux de figures et de récurrence (la révolutionetla catastrophe) donneraient ainsi forme au projet littéraire de ces fictions machiniquesde l’émergence et de l’émancipation, que résumaitainsi Bernard Stiegler: «Comment les programmes peuvent-ils engendrer de l’indétermination, de l’improbable et de l’improgrammable?»